Une approche épistémologique de l’identité biologique des clones : entre déterminisme épigénétique et variabilité génétique silencieuse, la part inexpliquée du phénotype
Introduction
Au cours du 20e siècle, l’énorme succès de l’étude de l’hérédité des caractères génétiques a laissé dans l’ombre la possibilité d’autres mécanismes de l’hérédité, dont ceux de l’hérédité non génétique (1-3). Pourtant il s’avère que l’hérédité non génétique peut induire une évolution adaptative en peu de temps et que, d’autre part, on constate que des contextes environnementaux peuvent par leurs effets, contribuer à masquer la variabilité génétique (1). Le développement de l’épigénétique dans les années 1990, qui est l’étude des processus qui régulent l’expression des gènes sans altérer la séquences de l’ADN et donc le génotype, a relancé les travaux sur la plasticité phénotypique (4,5). Les mécanismes épigénétiques apportent un niveau supplémentaire de compréhension de la régulation de l’expression des gènes et des effets de cette régulation sur l’organisme. Il sera donc question pour nous d’analyser d’un point de vue épistémologique l’alternative entre la variabilité génétique silencieuse et les processus épigénétiques pour expliquer la part du phénotype qui demeure inexpliquée.
Origine du sujet
Ce sujet voit le jour dans un contexte pluridisciplinaire, puisque j’ai effectué une thèse de doctorat en biologie à l’INRA sur l’étude moléculaire des variations génétiques et épigénétiques des clones bovins issus du transfert nucléaire de noyaux somatiques. Cette thèse a permis de montrer que, de façon inattendue, les clones étudiés sont très semblables génétiquement et très différents épigénétiquement (de Montera, 2009). On peut donc caractériser ces clones de "variants épigénétiques" (6) et ouvrir la voie à l’analyse des déterminants de cette plasticité épigénétique induite au cours du processus d’individuation des clones. D’un point de vue méthodologique, nous utiliserons notre expérience de six ans au sein du laboratoire et le modèle du clone, pour analyser à partir des pratiques scientifiques et de leur capacité à dépasser la contradiction des discours, la genèse et l’évolution de la question de la contribution du déterminisme génétique et du déterminisme épigénétique dans le phénotype d’un individu. Grâce à l’explicitation de la part inexpliquée du phénotype, nous pourrons espérer compléter le travail de délimitation de l’identité de l’individu (7-10).
Problématique
L’émergence de nouveaux caractères phénotypiques qu’ils soient canalisés ou non, a donc été expliquée ces dix dernières années par l’action conjointe de protéines chaperonnes, du génotype, des conditions environnementales et de la variabilité génétique masquée (17,18). Pourtant, un certain nombre de conclusions des études menées sur le rôle de Hsp90 sur la diversification des phénotypes relativise le rôle de la variabilité génétique et laisse la place à d’autres processus pouvant expliquer la canalisation ou la décanalisation tels que des variations épigénétiques ou une mutagénèse liée aux transposons (16). Par exemple, Sollars et al. dans leur étude, plaident pour une réévaluation du concept de canalisation en proposant un modèle de canalisation épigénétique, où la réduction des niveaux de Hsp90 en réponse à un stress environnemental, induit un « effet chromatine immédiat » qui ne nécessite pas de recours à la sélection évolutive de variations génétiques sous-jacentes (19).
Suite à ces résultats et à ceux que nous avons apporté sur la plasticité épigénétique des clones, nous pouvons faire l’hypothèse que suite au développement in utero, le phénotype initial va continuer d’être influencé par les contraintes liées à l’environnement. En réponse à ces contraintes, des mécanismes génétiques mais aussi épigénétiques sous-jacents peuvent induire des réponses adaptatives de type physiologique et/ou comportemental. Il a été établi que certains états de la chromatine ou épiallèles sont transmissibles au cours de la mitose et parfois de la méïose chez les mammifères avec des conséquences phénotypiques au niveau cellulaire, tissulaire ou de l’organisme entier (19,20). Les épiallèles dits métastables sont des allèles exprimés de façon variable chez des individus identiques génétiquement en raison de modifications épigénétiques au cours du développement. Ces épiallèles métastables induiraient une sensibilité accrue aux influences environnementales (21). Les mécanismes épigénétiques peuvent donc apporter un niveau supplémentaire de compréhension de la régulation génétique en expliquant des phénotypes que l’héritabilité génétique seule ne peut expliquer.
La question qui nous intéresse est donc celle d’analyser d’un point de vue épistémologique la façon d’expliquer la robustesse ou la plasticité du phénotype par la variabilité génétique cachée et/ou des processus épigénétiques potentiellement héritables tout en étant réversibles (2). Nous effectuerons une étude des cas où les chercheurs se prononcent pour une hypothèse ou l’autre et nous analyserons le changement conceptuel que cela implique en faisant une enquête sur l’évolution des sens des termes "épigénétique", "robustesse", "plasticité" et "phénotype". Il conviendra notamment de caractériser dans le sillon des travaux de Matteo Mameli (1), C. Kenneth Waters (22) et Michel Morange (4), si, selon leur impact, leur stabilité et leur transmission éventuelle à la descendance, les processus épigénétiques en jeu dans la genèse du phénotype impliquent une redéfinition de l’hérédité au sens large et une analyse particulière du type de causalité utilisée. On pourra notamment se demander si trancher entre la part de la variabilité génétique cachée et un déterminisme épigénétique pour expliquer le phénotype est une question qui relève de l’ontologie et/ou de la métaphysique (23).
Bibliographie prévisionnelle
1. Mameli, M. (2004) Nongenetic Selection and Nongenetic Inheritance. Birt J Phil Sc, 35-71.
2. Rassoulzadegan, M., Grandjean, V., Gounon, P., Vincent, S., Gillot, I. and Cuzin, F. (2006) RNA-mediated non-mendelian inheritance of an epigenetic change in the mouse. Nature, 441, 469-474.
3. Danchin, E., Charmantier, A., Champagne, F.A., Mesoudi, A., Pujol, B. and Blanchet, S. (2011) Beyond DNA: integrating inclusive inheritance into an extended theory of evolution. Nat Rev Genet, 12, 475-486.
4. Morange, M. (2009) How phenotypic plasticity made its way into molecular biology. J Biosci, 34, 495-501.
5. de Montera, B. (2009) Etude moléculaire des variations génétiques et épigénétiques de clones bovins. Thèse de doctorat. Université de Paris XI, Orsay, 245p.
6. de Montera, B., El Zeihery, D., Muller, S., Jammes, H., Brem, G., Reichenbach, H.D., Scheipl, F., Chavatte-Palmer, P., Zakhartchenko, V., Schmitz, O.J. et al. (2010) Quantification of leukocyte genomic 5-methylcytosine levels reveals epigenetic plasticity in healthy adult cloned cattle. Cell Reprogram, 12, 175-181.
7. Carosella, E., Pradeu, T., Saint-Sernin, B. and C., D. (2006) L'identité? Soi et non-soi, individu et personne. Presses Universitaires de France.
8. Ludwig, P. and Pradeu, T. (2008) L'individu. Perspectives contemporaines. Vrin, 239p.
9. Pradeu, T. (2009) Les limites du soi. Immunité et identité biologique. Thèse de doctorat. Presses de l'Université de Montréal, 394p.
10. Carosella, E. and Pradeu, T. (2010) L'identité, la part de l'autre. Odile Jacob, 230p.
11. Etoh, T., Kanai, Y., Ushijima, S., Nakagawa, T., Nakanishi, Y., Sasako, M., Kitano, S. and Hirohashi, S. (2004) Increased DNA methyltransferase 1 (DNMT1) protein expression correlates significantly with poorer tumor differentiation and frequent DNA hypermethylation of multiple CpG islands in gastric cancers. Am J Pathol, 164, 689-699.
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16. Jarosz, D.F. and Lindquist, S. (2010) Hsp90 and environmental stress transform the adaptive value of natural genetic variation. Science, 330, 1820-1824.
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18. McGuigan, K. and Sgro, C.M. (2009) Evolutionary consequences of cryptic genetic variation. Trends Ecol Evol, 24, 305-311.
19. Sollars, V., Lu, X., Xiao, L., Wang, X., Garfinkel, M.D. and Ruden, D.M. (2003) Evidence for an epigenetic mechanism by which Hsp90 acts as a capacitor for morphological evolution. Nat Genet, 33, 70-74.
20. Peaston, A.E. and Whitelaw, E. (2006) Epigenetics and phenotypic variation in mammals. Mamm Genome, 17, 365-374.
21. Dolinoy, D.C., Das, R., Weidman, J.R. and Jirtle, R.L. (2007) Metastable epialleles, imprinting, and the fetal origins of adult diseases. Pediatr Res, 61, 30R-37R.
22. Waters, C.K. (2007) Causes that Make a Difference. The Journal of Philosophy, CIV, 551-579.
23. Milet, J. (2006) Ontologie de la différence. Une exploration du champ épistémologique. Beauchesne Editeur, 318p.